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Une étrange lumière

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Message par Thierry Dim 20 Nov - 15:24

Ce texte-là circule encore un peu...Je suis en attente de deux réponses.
Cette fois, la réponse la plus consternante est celle-là :..."Sexe, meurtre, drogue, des enfants, de la philosophie, où voulez-vous que je classe ça, c'est impubliable. Et puis ce personnage est tellement immoral. Vous vous rendez compte du risque que vous prenez par rapport à votre profession..."
Pour ce Monsieur, l'art doit se ranger dans des catégories et mes textes ne correspondent à rien d'existant. Il n'est pas le premier à me le dire d'ailleurs.
Et puis un instituteur homosexuel, qui couche avec un transsexuel, qui tue cinq personnes, qui fume du cannabis, qui tourne dans un film porno et qui finit par enlever ses élèves par amour, c'est beaucoup trop choquant. Une étrange vision de la création artistique. Mais il ne doit pas être le seul au vu de certaines réponses où je sentais une retenue à peine contenue.
Texte trop dérangeant semble-t-il.
___________________________________________________________________________________________________________________________

Écraser les pédales, pousser la machine dans ses derniers retranchements, jusqu’à l’extase de l’épuisement, appuyer toujours plus fort, sans répit, vider la nausée des jours, s’étourdir et ne plus penser, s’enfuir.
Il longeait la côte au milieu de la lande. Un sentier étroit qui dominait des falaises. Le vent charriait des nuées salées. Le ronronnement des vagues diffusait dans l’air une symphonie exaltée. La vitesse ajoutait à ce chant épique un souffle rageur. Quelquefois des descentes escarpées débouchaient sur une plage, des criques serties dans des écrins de rochers. L’océan agité se dentelait d’écume, des flocons duveteux arrachés par les vents du large.
Écraser les pédales. La bave aux lèvres, les battements cardiaques comme des percussions déchaînées, un tempo assourdissant, le courant de son sang, l’énergie arrachée des enceintes musculaires, tout le corps en action, les yeux exorbités sur les pièges du chemin, l’équilibre maintenu sur le fil du rasoir, cette impression de voler, cette force magnifiée, la vie comme un rêve, s’extraire de la fange, briser le flux continu des pensées, entrer dans l’absence, plonger en soi comme dans un gouffre lumineux.
Un raidillon escarpé, des cailloux, une ornière, les doigts crochetés sur le guidon, deviner l’itinéraire, écraser les pédales, ne rien lâcher, maintenir la tension, calciner les forces, exploiter les résidus, cracher les cendres dans des flots de sueur, descendre encore, descendre encore dans les profondeurs des fibres, explorer les filons dans les moindres recoins, arracher l’énergie, parcourir les galeries, ne rien oublier, ne rien oublier, écraser les pédales.

Il passa le haut de la bosse.
A cent mètres, devant lui, un tracteur. Une remorque. Une silhouette dressée.
Une cassure dans l’absence.
Garder la vitesse.
Il s’approcha.
Un homme. Il tenait une pelle. Des gravats qui volaient.
Mauvaise intuition. La colère qui montait. Il devinait déjà.
Il ralentit. Calmer son souffle, récupérer un peu. Il connaissait la suite.
L’homme l’entendit, il tourna la tête et reprit sa tâche. Un sac de toile qu’il vidait. Des déchets épars. Des plastiques que le vent emportait.
La remorque dominait le vide. Un chemin venant de la route conduisait à la falaise.

Dérapage. Il avala sa salive.
Un regard sur le chargement. Des briquettes rouges en miettes, du placoplâtre, polystyrène, plastique, fils électriques, tuyaux…Un artisan. Bleu de travail, une carrure de poids lourd.
Le dégoût.

« Bonjour, pourquoi vous balancez tout ça ici ? »
La colère dans la voix. Impossible de se retenir.
Un regard interrogateur du bonhomme. Plein de mépris. La remorque comme le piédestal de sa connerie. Il se redressa, prit appui sur le manche de la pelle.
« Eh, oh, t’es qui toi ? T’es pas d’ici alors t’as rien à dire. Je travaille moi. »
La honte d’être surpris. Des yeux mauvais. Le teint rougeaud. La moustache en bataille. La casquette vissée comme une appartenance, un signe de reconnaissance.
« Putain, mais c’est dégueulasse.
- A la première tempête, y’aura plus rien alors tu m’emmerdes pas. »
Un con. Un de plus. Il en a tellement vu.
Le dégoût.
« Ca va juste partir un peu plus loin, ça sera éparpillé mais ça ne disparaîtra pas. Y’en a partout des saloperies du même genre.
- Putain, mais fous-moi la paix. Je paie mes impôts ici alors je fais ce que je veux. »
La pelle qui reprenait sa tâche. Indifférence totale.

« J’en ai marre de tous ces cons dans votre genre qui salopent la nature, j’en ai marre des gens qui se croient tout permis. Et si j’allais vous dénoncer aux flics du coin ?»
Les jambes tremblotantes, les mains moites, l’envie de frapper. De le jeter dans le vide, qu’il s’écrase au milieu de sa merde. Que la haine nourrisse ses forces, qu’elle soit son arme.
La pelle qui s’arrête. Le visage qui se tourne.
« Et si je te foutais ma pelle dans la gueule ? Ca te dirait ça ? Allez, casse-toi et laisse-moi bosser, j’ai pas que ça à foutre.
- Comment vous vous appelez ?
- Mais t’es vraiment con toi hein ? T’as pas compris ce que j’ai dit !! Casse-toi !! Mon beau-frère, il est chez les flics, t’imagine même pas comment il va te recevoir !! »
Un éclat de rire. Son pus cérébral jeté à la figure.

Il ne pouvait rien. Le dégoût.
Il contourna la remorque.
Nouvelle pelletée.
Une arme à feu. Lui exploser le crâne. Regarder gicler en l’air la viande putride de ce cerveau infâme.
« Sale con. »
Écraser les pédales.
« Casse-toi, pauvre pédé !! »
L’insulte suprême. Il l’a tellement entendue. A croire que seuls les pédés sont capables de respecter la nature.


Lundi 3 septembre 1979, assis sur la dernière marche de l’escalier menant à la classe. Il regardait les enfants entrer dans la cour de l’école.
Un nœud au ventre. Ne pas rater le premier contact. Étouffer les inquiétudes insoumises et créer le lien. Il savait que les premiers instants seraient déterminants

Une fille, la plus grande du groupe, tenait la main d’une adorable boule blonde, engoncée dans une salopette en jean, les cheveux en bataille, des joues de hamster.
Trois garçons. Le plus solide par son air décidé semblait rassurer ses compagnons légèrement en retrait.
Un petit bonhomme en short tirait d’un air pressé une fille aux longs cheveux qui n’osait lever les yeux. Ils s’arrêtèrent à quelques mètres de lui.
« Bonjour, je m’appelle Pierre. J’avais hâte de vous rencontrer. On va s’asseoir ? » proposa-t-il en désignant le tapis d’herbe qui bordait le mur de l’école.
Il les devança pour les décider à bouger et s’assit. Face à lui, les enfants l’imitèrent.
« Avec ce soleil, on sera mieux dehors pour faire connaissance. Toi, comment t’appelles-tu ? demanda-t-il au plus grand des garçons.
- Rémi Le Renard, répondit une voix ferme. Lui c’est Fabrice, c’est mon petit frère. »
Un sourire timide confirma.
Il s’amusa du visage rieur et rusé de Rémi. Son nom de famille lui convenait à merveille !
« Moi, je m’appelle Léo, continua gaiement le petit garçon brun qui semblait chargé d’une quantité d’énergie inépuisable.
- Moi, ch’est Morgane, coupa la blondinette frisée dont la voix menue mais déterminée laissait entendre quelques imperfections.
- C’est ma petite sœur monsieur, moi je m’appelle Marine. »
Cette voix si calme et si mesurée. La délicatesse du sourire, l’éclat des yeux et la douceur presque étrange du visage. Un instant suspendu.
« Elle, c’est Isabelle, lança Léo en désignant les yeux baissés d’un visage angélique. C’est moi que je m’en occupe parce qu’elle est timide, expliqua-t-il avec sérieux.
- Olivier, annonça fortement le dernier garçon.
- Bien, mais je croyais que vous étiez huit. Il manque quelqu’un ?
- Oui c’est David. C’est mon frère. Il est caché, il a peur, répondit Olivier en cherchant du regard. Ah, il est là-bas ! »
Derrière la haie de sapins apparut quelques instants un visage inquiet qui se cacha sitôt qu’on le désigna.
« Tu peux aller le chercher Olivier, s’il te plaît. Il vaut mieux que ce soit toi. »

Le maire du village l’avait prévenu que les parents ne seraient pas là le jour de la rentrée. Ici les enfants se débrouillaient. Les travaux quotidiens à la ferme passaient avant tout le reste. Avec les élèves angoissés, il fallait improviser.

Olivier réapparut en traînant David. La tête apeurée disait « non. »
« Allez, mets-toi là », ordonna Olivier.
L’enfant s’installa sans relever la tête.
« Bonjour David, je m’appelle Pierre. Je voulais juste qu’on fasse connaissance. Maintenant, tu peux retourner te cacher si tu veux. »
Tous les regards se posèrent sur le visage buté qui s’enfonça encore dans les épaules. Cette permission inattendue cloua l’enfant au sol.
« C’est ma première année comme instituteur, enchaîna-t-il, immédiatement, et je suis très content que ce soit avec vous. L’année dernière, je travaillais avec des adolescents qui avaient entre quatorze et dix-huit ans et j’ai eu envie de m’occuper d’enfants plus jeunes. Comme en plus j’adore la campagne, je suis vraiment très heureux d’être arrivé ici. J’aime beaucoup la tranquillité de votre village. Bon, on va voir la classe ? »
Ils le suivirent en se jetant des regards interrogateurs.
Ils ne reconnurent pas la vieille salle terne et humide, les tables labourées par le temps, les plaques de peinture qui tombaient du plafond, les immenses fenêtres soudées par les années. Les tables semblaient refléter le ciel. Aussi bleues que lui, elles possédaient chacune une étoile multicolore. Sur un des murs, un arbre peint déployait ses branches jusqu’au plafond. Émerveillement. Fabrice et Isabelle s’approchèrent de l’arbre. Ils le touchèrent du bout des doigts. L’écorce était si nette qu’elle aurait pu être rugueuse. Morgane caressait la joue de l’enfant dont le visage dessiné sur le plan vertical du bureau de Pierre regardait les tables disposées en demi-lune.
« Comment qui ch’appelle ? demanda-t-elle.
- Il t’attendait pour que tu lui donnes un nom. »
Une intense concentration plissa les yeux de l’enfant. Un doigt se planta dans la bouche.
- Kiki ! lança-t-elle soudain, en trépignant, Kiki ! !
- Bon, d’accord Morgane, c’est toi qui décides. »
Guillerette, elle posa un gros baiser sur la bouche de l’enfant.
David, toujours silencieux, passait l’index sur un des bancs à deux places fixés aux tables par de gros tubes d’acier.
« Ne t’inquiète pas David, la peinture est sèche, tu ne resteras pas collé dessus. »
Dans la joie générale, le garçon esquissa un sourire.
« J’ai laissé beaucoup de choses à peindre encore. Je vous attendais pour qu’on le fasse ensemble. Comme ça, vous déciderez des couleurs. Bon, je ne sais pas ce que vous en pensez mais moi je n’ai pas envie de rester en classe. Il fait trop beau. En me promenant dans les bois, derrière l’école, j’ai trouvé une mare très jolie. Vous la connaissez sûrement.
- Oui, c’est « la mare aux perdus » répondit Rémi d’une voix ferme. C’est dangereux parce que le fond tient pas, c’est comme des sables mouvants. Nous, on n’a pas le droit de jouer par là-bas.
- Si on y va ensemble ça ne sera pas dangereux. On fera bien attention. D’accord ? »
Du coin de l’œil, chacun regarda son voisin, s’étonnant de ce curieux maître qui s’inquiétait de leurs envies.
« Oui, allez, on y va ! annonça joyeusement Léo.
- Bon, alors pour ne pas faire de bêtises, on va se mettre par deux. Chacun de vous sera responsable de son ou sa camarade. Alors Morgane, tu t’occupes de Marine. C’est toi qui la surveilles.
- Voui, répondit Morgane en prenant la main de sa grande sœur avec un regard menaçant.
- Léo, tu t’occupes d’Isabelle. Et tu restes bien avec elle. Il ne doit rien lui arriver.
- Oui, d’accord », dit le garçon, fier de cette preuve de confiance.
La sécurité des deux plus petits était assurée. En se sentant surveillés, ils auraient trouvé leur bonheur à courir dans tous les sens. Cette mission noyait dans l’œuf l’esprit de contradiction et le jeu de la désobéissance.
Il continua la distribution des rôles.
« Fabrice, tu restes avec Rémi et David avec Olivier. Et bien sûr, tout le monde reste avec moi. »

Apaisement des sourires. L’impression d’une rencontre réussie. Une bouffée de bonheur revigorante.
Ils sortirent de la classe, longèrent la façade au crépi écaillé. Sur toute la surface de la cour, des touffes d’herbe perçaient le goudron.
Ils traversèrent un champ et s’arrêtèrent à quelques mètres des arbres. Cette proximité de la forêt l’avait enthousiasmé dès sa première visite en juin, lorsqu’il avait reçu sa nomination. Il n’avait rien oublié de ce jour étrange.




C’était un mercredi.
La nationale Loudéac Rennes était déjà loin. En pleine campagne, il avait suivi une esquisse de route pendant sept kilomètres. En certains endroits, il était difficile de croiser un autre véhicule. Enfin un panneau indicateur, couvert de mousses verdâtres, avait annoncé le village : Coëtlogon.
A l’entrée, une maison au ciment gris regroupait à elle seule l’épicerie, le tabac journaux, le bar et le dépôt de pain. Un minuscule bureau de poste jouxtait la bâtisse. Sur la porte en bois, un panneau annonçait les jours d’ouverture. Lundi matin et jeudi après-midi. En face, un parterre de gravillons et une petite surface herbeuse encadraient une église tristement banale. Quelques maisons, toutes aussi vieilles et décrépies, complétaient le décor. Une cabine téléphonique offrait la touche d’anachronisme.
Un dernier bâtiment, bloc rectangulaire sans aucun charme, aux fenêtres hautes et étroites, s’était découvert derrière une imposante haie de thuyas. Puis, de façon inattendue, la route s’était échouée sur un chemin en terre, conduisant au havre paisible d’un troupeau de vaches.
Demi-tour. La mairie occupait la grande bâtisse. Le bâtiment accueillait également l’école mais personne n’avait jugé utile de l’indiquer de quelque façon.
Il avait rencontré le maire du village, brave homme, bourru à souhait, qui s’était montré un peu attristé par la disparition de l’école à la fin de l’année.
« Ca ne vous fait pas peur de vous retrouver dans un coin aussi perdu ? lui avait-il demandé avec un accent inimitable.
- Pour mon premier poste, je ne pouvais rêver plus beau cadeau qu’une classe unique. Et les coins perdus c’est ce que je préfère. »



A l’orée de la forêt, dans les courants d’air légers, voyageaient des parfums d’herbes grasses et d’écorces gorgées de sève. Un vol d’insectes tourbillonnait entre l’ombre et la lumière. Il le désigna aux enfants.
« Regardez, on dirait qu’ils n’arrivent pas à choisir entre la chaleur du champ et la fraîcheur du feuillage. »
Silence. Étonnement. Incompréhension.
Ils traversèrent le maelström affolé des insectes et pénétrèrent dans la forêt. Il regroupa les enfants autour de lui. Ils avancèrent doucement, zigzagant entre les arbres, s’arrêtant lorsqu’il parlait d’une plante, du chant d’un oiseau invisible, du parfum d’une écorce ou des milliers d’insectes crapahutant sur les mousses.
La mare, calme étendue d’un vert sombre, parsemée de nénuphars, attirait des myriades d’insectes qui volaient au ras de l’onde. Quelques rayons de soleil perçaient l’enchevêtrement des arbres et s’abattaient, rectilignes, sur l’eau impassible. Chacune de ces rayures éclatantes protégeait des flopées de moustiques et de moucherons survolant des lentilles d’eau échevelées, des couronnes de sagittaires élancées comme des flèches, des massettes dressant leurs épis compacts, des potamots flottant paisiblement. Un ruisseau clair et fredonnant s’épanchait librement sur les fonds en dessinant une faible dérive que de nombreux insectes appréciaient. Les gerris aux corps fuselés et aux pattes grêles foisonnaient. Ils glissaient sur l’eau en la ridant à peine comme un patineur sur un miroir de glace. Rémi aperçut un dytique qu’il crut noyé.
« Il a la tête en bas. On dirait qu’il est mort. »
Le battement effréné des pattes ciliées entraîna rapidement l’animal vers le fond de la mare. Rémi s’en amusa et voulut tout connaître de cet étrange plongeur.
Pendant plus d’une heure, ils scrutèrent d’autres apparitions. Olivier, Rémi et Marine, curieux et intéressés, posèrent de nombreuses questions et ne manquèrent aucune réponse. Fabrice et Isabelle écoutèrent attentivement et murmurèrent de temps en temps leurs observations sans oser prendre la parole.
Morgane et Léo s’amusèrent surtout des ondes formées par leurs bâtons dans l’eau. La fillette sursautait chaque fois qu’un gerris énervé s’en prenait à la pointe de son épée, puis sous les moqueries de Léo, elle replongeait courageusement son arme et pour se venger de cet affront sermonnait le garçon qui oubliait sa mission de surveillance.

Devant l’excitation grimpante, il décida du retour. David n’avait toujours rien dit. Il ne cherchait même pas à jouer et semblait ne pas écouter.

En classe, chaque enfant dessina un animal ou une plante et chercha des renseignements dans les dictionnaires et les divers documents que Pierre avait apportés. Il s’installa avec Morgane, Léo et David et les aida.
A midi, la petite troupe rejoignit la salle de cantine dont Bernadette s’occupait. Employée communale depuis trente-deux ans, elle connaissait toute l’histoire de l’école et du village. Pierre l’avait rencontrée lors de sa visite en juin. Sa gentillesse et son dévouement débordaient d’un corps sec et maigre habitué à tous les travaux. Vieille fille, elle avait donné tout son amour aux enfants.
Une ancienne classe servait de réfectoire.
« C’est qu’il y a eu trois classes ici ! lui avait-elle raconté. Et là, c’est la dernière année. Quelle tristesse ! »
Une partie de l’étage accueillait le logement de fonction. Une cuisine, un salon, deux chambres et une salle de bains. Les tapisseries étaient d’un goût déplorable.
« Personne ne veut rester ici. C’est trop loin de tout. L’an passé, c’était une jeune demoiselle de Loudéac. Elle est partie bien sûr. Pourtant, il est bien joli le logement. C’est tout neuf d’il y a huit ans ! »
Il s’en contenta facilement, le plus important étant de ne pas payer de loyer. Il remboursait le crédit de son fourgon aménagé et c’était suffisant pour engloutir une partie de son salaire.
Cartons, papiers et matériel en tous genres s’entassaient dans un immense grenier, sous les toits. Il s’en était réjoui. Il adorait fouiller. En revanche, la tristesse de la classe l’avait épouvanté. Il avait tout repeint durant les vacances. Il adorait dessiner. Il était très content de l’arbre. Le maire avait accepté d’acheter la peinture dès lors qu’il n’avait pas à payer les travaux.

A la cantine, les enfants avaient retrouvé leurs places. Bernadette avait appris aux grands à s’occuper des petits et à tenir à tour de rôle les « corvées » d’eau, de pain et de vaisselle. Les enfants l’adoraient.
« La reconnaissance du ventre en quelque sorte. Elle sait se faire obéir et se faire aimer en même temps. »
Ces retrouvailles avec la « grand-mère cantine » comme disait Léo, libéra enfin David.
« Onivier, ne veux du pain », dit-il péniblement.
L’explication des silences. Les difficultés du garçon semblaient largement dépasser celles de Morgane. Et ce qui pour elle, du haut de ses quatre ans, n’était qu’une question d’apprentissages, paraissait relever pour David et ses six ans d’un sérieux problème.

Les premiers jours de classe imposèrent malheureusement la justesse de ce diagnostic. L’enfant accusait d’importants retards, non seulement dans le domaine du langage mais dans toutes les activités intellectuelles, manuelles ou artistiques. Seul le sport lui permettait de retrouver les capacités habituelles de son âge, sans qu’il soit pour autant particulièrement doué, car là aussi, une crainte permanente le raidissait. La tristesse de l’enfant était plus inquiétante encore que tout le reste.

Après une semaine de classe, Pierre n’avait rencontré que les parents de Léo au marché du village voisin. Il en était abasourdi. Il avait espéré davantage d’intérêt de la part des adultes. François et Nadine Nédélec s’étaient montrés très chaleureux. Ils avaient dit que leur fils était enchanté.
Il les avait remerciés et en avait profité pour glaner quelques renseignements. François lui avait surtout parlé de Robert Miossec, le père d’Olivier et de David. D’après lui, il tenait tout le village sous sa coupe.
« Mais vous vous en rendrez compte par vous-même dans quelques temps », avait-il conclu, en lui laissant un pénible sentiment d’inquiétude.


Dès le premier week-end, il installa dans la cour de l’école une piscine miniature. Profitant d’une fin de série, il l’avait achetée en juin. Il rapporta de la mare quelques plantes aquatiques et une multitude d’insectes. Le lundi matin, il s’aperçut avec plaisir que Rémi, Marine et Olivier avaient retenu de leur première sortie de nombreuses connaissances.
« Alors Rémi, comment s’appelle cet insecte ?
- Un notonecte.
- Et que peux-tu en dire ?
- Il peut sauter et même voler quand il recherche un coin humide. Pour manger, il s’accroche sous l’eau à un brin d’herbe et il attend qu’un autre insecte passe près de lui. Il aime surtout les têtards.
- Bon, c’est très bien. Et toi Olivier, de quoi peux-tu nous parler ?
- Moi j’ai vu un dytique. Lui aussi, il sait voler mais pas bien. C’est que pour chercher une mare. Quand il est dans l’eau, il respire à la surface par le bout de son ventre.
- De son abdomen.
- Oui, de son abdomen, c’est pour ça qu’il a toujours la tête en bas. Quand il plonge, il se couvre de bulles d’air. Il les retient sous son ventre.
- Sous son abdomen.
- Oui, sous son abdomen. Il les retient avec des poils. Ca fait comme des bouteilles d’oxygène. Il est carnivore. Quand il a tué ses proies, il les ramollit avec un liquide pour les manger.
- C’est très bien. Je vois que pour présenter un animal, vous savez qu’il faut parler de son milieu de vie et… Allez qui continue ?
- De son mode de locomotion et de son régime alimentaire, enchaîna Marine.
- Il y a aussi la façon dont ils se reproduisent. On en parlera.
- En tout cas, c’est un drôle de régime, ajouta Olivier. Heureusement que Bernadette ne nous donne pas ça ! »

Jour après jour, ils étudièrent le comportement des animaux. Les récréations ne connurent aucun jeu. Les limnées, les crevettes d’eau douce, l’argyronète, la sangsue et les tourniquets qui viraient follement, comme des autos tamponneuses, et devant lesquels Morgane riait aux éclats, tous les habitants de la piscine captivèrent l’attention.
Ils constituèrent de larges panneaux présentant les animaux qui les passionnaient. Il leur fournissait les documents, les photographies et ils les étudiaient, les rangeaient et dévoilaient ensuite leurs travaux à la classe. Lors de ces séances, il se plaçait à une table et s’évertuait à poser des questions délicates. Ces après-midi étaient éblouissantes de rires et de connaissances.
Les matinées s’avéraient beaucoup plus difficiles.
Les différences d’âge compliquaient tout : Morgane en moyenne section maternelle et Léo en grande section, David au cours préparatoire, Fabrice au cours élémentaire première année, Isabelle au cours élémentaire deuxième année, Olivier au cours moyen première année, Rémi et Marine enfin au cours moyen deuxième année. Il avait du mal à s’y retrouver.

Les quinze premiers jours, il abattit un travail considérable. Pendant l’été, il avait mis au point ses progressions, étudié les différents programmes, réalisé un emploi du temps adapté, affiné ses méthodes, installé des ateliers pour les petits… Maintenant, jour après jour, il lui restait à choisir les leçons à effectuer, à peaufiner les préparations de classe, à inventer des exercices spécifiques, à corriger tous les travaux, à noter pour chaque enfant les remarques relatives à son niveau et à ses lacunes… Il ne se couchait jamais avant minuit et se levait à six heures.
David surtout l’inquiétait. La lecture et le calcul lui posaient d’énormes problèmes. Il passait plus de temps avec lui qu’avec tous les autres enfants réunis. Des angoisses quotidiennes le culpabilisaient. Le sentiment pénible de ses insuffisances. Rémi et Marine croulaient sous leurs programmes, la numération d’Olivier vacillait, la lecture d’Isabelle était hésitante, Fabrice écrivait très mal et sans respecter l’orthographe, Léo s’intéressait surtout au sport et Morgane souffrait de carences diverses en langage.
Les retards ne se rattrapaient pas.
L’impression étouffante d’avoir été jeté dans une histoire incontrôlée. Une difficulté résolue en laissait aussitôt apparaître une nouvelle et la certitude d’avoir sans cesse un problème de retard l’épuisait. Chaque nuit, il se couchait avec ses angoisses.

Anne l’aidait de son mieux. Ils se connaissaient depuis un an et demi. Institutrice à Carhaix, à quatre-vingts kilomètres de Coëtlogon, dans une classe à deux cours, avec un effectif chargé, elle ne pouvait le rejoindre toutes les semaines.
Entourée d’un groupe d’amis, hommes et femmes, tous rencontrés pendant sa formation à l’école normale, elle aimait la ville, les magasins, les soirées animées.
Aujourd’hui, cet éloignement géographique lui laissait l’espoir d’une séparation définitive.
Une histoire sur le déclin et une interminable fin.

Il quittait rarement la classe.
Des ouvrages pédagogiques. Des heures de lecture effrénée. Des théories qui se contredisaient. Les certitudes des auteurs. Il n’y trouvait aucun plaisir et encore moins de réconfort.
Le jugement des parents. Un tourment supplémentaire. Son échec au concours d’entrée à l’école normale, son inscription sur une liste supplémentaire puis son recrutement « en dépannage » pour prendre ce poste resté vacant. Il tenait à leur expliquer clairement la situation. Aucune formation professionnelle. L’inspection l’avait prévenu qu’il n’obtiendrait aucun stage durant l’année. Il n’y avait déjà pas assez de remplaçants pour les congés maladies.

Devant ce manque de connaissances théoriques et pour essayer d’éclaircir ses idées, il décida de noter ses réflexions sur un cahier. L’une d’entre elles le tourmenta particulièrement.
« David a peur de moi parce qu’il croit que je le juge à travers ses faiblesses. Moi, j’essaie de lui apprendre à bien parler et lui se bloque encore plus parce qu’il sait que son langage est médiocre. Il ne veut pas se mettre dans une situation d’échec alors il se tait. Il sent que pour moi il n’existe qu’à travers ses erreurs. Il faut qu’il se détache de ça, qu’il apprenne à parler sans que ce soit fait de façon systématique. C’est à travers la vie de la classe qu’il peut oublier ses problèmes. Mes leçons de lecture ne font que l’enfoncer dans sa certitude d’être différent. »

Il essaya de travailler directement sur le langage du garçon, afin d’utiliser son vécu à l’apprentissage de la lecture sans le submerger de mots inconnus mais il s’aperçut progressivement que les livres de la bibliothèque attiraient l’enfant. Il semblait préférer parler à travers un personnage comme si les erreurs venaient de cette fiction et non de sa réalité, comme s’il projetait ses déficiences sur l’imaginaire des livres. Dès lors, les inquiétudes redoublèrent. Fallait-il utiliser un livre de lecture, uniquement le langage de l’enfant ou essayer de mêler les deux méthodes ? L’équilibre ne se dévoilait pas. Le livret de lecture lui offrant néanmoins une assise et une progression normalement logique, il continua ainsi. Non par certitude mais bien davantage par dépit.

Lors d’une leçon, David devant dire le mot « pas » ne parvint pas à prononcer le « p.» Pour l’aider, il lui proposa le mot « papa. » L’enfant, aussitôt, se figea, bouche ouverte, avant de plonger la tête dans les mains et d’éclater en sanglots. Seul Olivier parvint à le calmer.
Le soir, il nota dans son cahier : « J’ai l’impression que David ne peut pas dire le son « p » parce qu’il se trouve dans le mot « papa ». Il était terrorisé. »
Il pensa alors qu’après trois semaines de classe, il ne connaissait toujours que les parents de Léo. Les enfants venaient à l’école à pied ou en vélo. Aucun adulte ne s’était présenté. Désintérêt total.
« Ils ne savent même pas qui je suis, comment je travaille, c’est incroyable. Ils doivent se contenter de ce que les enfants racontent. Il faut que je fasse une réunion. »
Un nœud au ventre.

Le dimanche après-midi, ayant fini la préparation de la classe, il sortit et retourna vers la mare. Il s’installa au bord de l’eau. Un oiseau, dans le fouillis des branches, entretenait un dialogue éblouissant avec un compagnon lointain. La cime des arbres se balançait mollement. Envahi par la fraîcheur du sous-bois, il s’enfonça lentement dans l’absence, à l’écoute de sa respiration, du lent travail de son cœur. Adossé contre un tronc solide, il ne bougea plus.
Dans les méandres de sa somnolence surgit l’image d’une marmotte, recroquevillée dans sa chaleur et qui s’endort pour un long hiver.
Soudain, de l’autre côté de la mare, un craquement sec déchira le silence. Il se raidit. Un homme surgit, tenant d’une main la branche qu’il venait de briser et de l’autre un fusil. Une corpulence surprenante. Il ne repoussait pas les branches sur son chemin, il les frappait ou les cassait. Il n’évitait pas les jeunes pousses au sol, il les écrasait. Il disparut rapidement mais le fracas de son avancée résonna encore quelques secondes dans la forêt.


Plénitude brisée par l’irruption de la violence.
Retour à l’école.
Toute la soirée, il fut tiraillé entre l’image de cet homme et la réunion du lendemain. Des intuitions néfastes nourries de pensées insoumises.





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Message par elisabeth charier Dim 18 Déc - 13:40

c'est un roman ou une nouvelle? parce que si c'est une nouvelle, tu n'as pas mis la fin. je trouve très prometteur ce début, moi. la violence latente, la vision de la vie des enfants... ce petit bout donne envie de lire la suite.
elisabeth charier
elisabeth charier

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Message par Thierry Dim 18 Déc - 16:12

C'est un roman Elisabeth. 285 pages, format A4, ça ne rentre pas dans le cadre des "nouvelles" Smile) Je le poste demain aux éditions henry. Smile
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Une étrange lumière Empty Re: Une étrange lumière

Message par Thierry Dim 18 Déc - 16:16


II

Lundi soir, vingt heures trente, les parents entrèrent dans la cour de l’école. Il les attendait dans la classe. Un homme massif, portant casquette, menait le groupe. La carrure étonnante, la voix excessive et rugueuse déboulèrent dans la salle silencieuse. Il reconnut immédiatement le chasseur de la veille.
« Salut mon gars ! annonça-t-il en tendant la main.
- Bonsoir, répondit-il simplement avec la nette impression que le colosse éprouvait un certain plaisir à lui écraser les doigts.
- Je m’appelle Miossec, déclara-t-il fièrement.
- Ah ! vous êtes donc le père de David et d’Olivier.
- Ben oui, qu’est-ce que tu veux, on ne choisit pas ! s’esclaffa-t-il. Allez, vous autres, entrez donc, lança-t-il à l’adresse des parents. C’est un jeune gars. Il va pas vous bouffer ! »
Une bourrade sur l’épaule de Pierre faillit l’envoyer rouler et ne fit qu’accentuer son ébahissement.
Les politesses d’usage facilitèrent les présentations. Tout le monde prit place. Quelques parents robustes connurent mille difficultés pour s’asseoir sur les bancs étroits, les genoux et les ventres rencontrant obstinément le casier de la table.
« C’est pour des petits culs, ces bancs-là. Heureusement que ma grosse n’est pas venue, elle serait restée debout ! railla Miossec en direction de l’assemblée.
- Je suis désolé mais je n’ai pas de chaises.
- Allez, t’en fais pas mon gars, lança le colosse. Dis nous y plutôt pourquoi tu nous as fait venir. »

Il respira profondément et essaya de maîtriser les tremblements de ses mains.

« Et bien, je tenais à ce que nous fassions connaissance afin de pouvoir discuter de l’école et des enfants. Je pense qu’un enfant a besoin de sentir qu’entre ses parents et l’instituteur il y a un dialogue. Ainsi, il sait qu’on s’intéresse à lui et en même temps qu’on le surveille. Il sait qu’il ne peut pas échapper à ses devoirs.
- Alors là, coupa Miossec, les miens ils risquent pas de s’échapper. Ou alors je les ramène par la peau du cul.
- Oui, c’est une façon de voir les choses, reprit-il, interloqué par la vulgarité du personnage et essayant rapidement de retrouver le fil de ses pensées. C’est mon premier poste d’instituteur. L’année dernière, j’étais éducateur dans un centre pour adolescents délinquants caractériels. J’ai décidé de passer le concours d’instituteur parce que je voulais m’occuper des enfants avant qu’il ne soit trop tard. Les adolescents dont j’avais la charge dans ce centre n’attendaient plus rien des adultes. Le mal était fait. Ca ne me plaisait pas. Ici, je ne suis pas titulaire du poste, je ne l’ai pas choisi mais je peux vous assurer que je suis très content d’être là. Je trouve qu’une classe unique de huit élèves d’âges différents est beaucoup plus riche qu’une classe à un niveau avec vingt ou trente enfants.
- Je ne vois pas ce qu’il y a de riche dans ce cirque », pouffa Miossec en jetant des regards moqueurs sur les peintures et les mobiles pendus au plafond.
Il fit semblant de n’avoir pas entendu et continua. Les mains moites. Mesurer le débit de paroles. Ne pas donner l’impression d’être tendu.
« Si je vous ai demandé de venir ce soir, c’est aussi pour vous montrer comment je travaille avec les enfants et comment je conçois mon métier. »
Un coup d’œil circulaire lui montra que les parents semblaient tous attendre une nouvelle remarque de Miossec.
Il présenta longuement les grandes lignes directrices relatives à chaque cours en insistant sur l’importance considérable de la lecture. Aucune réaction. Ayant fini la présentation des programmes et voyant l’assemblée s’ennuyer fermement, il décida de développer des idées plus générales.
« Pour moi, l’éducation d’un enfant se résume à la formation de sa personnalité. L’enseignement fait partie de cette construction. Il doit donc être source de bonheur si on ne veut pas que l’enfant en souffre. Bien sûr, certains apprentissages sont difficiles mais c’est à moi de faciliter la tâche de l’enfant. C’est ça le rôle du maître. Permettre à l’enfant d’apprendre dans la joie et lui faire comprendre le sens de mots comme courage, volonté, détermination. Ainsi, il finit par chercher de lui-même d’autres connaissances. Il ne dépend plus entièrement de l’adulte. Je ne suis qu’un révélateur. Il faut que je lui apprenne des méthodes de travail et ne pas l’étouffer sous des quantités de connaissances dont il ne sait souvent que faire. »
Il réfléchit deux secondes, étonné que Miossec ne lui ait pas encore coupé la parole.
« L’important n’est pas que les enfants apprennent beaucoup, qu’ils soient gavés, mais plutôt qu’ils connaissent leurs limites, leurs faiblesses et leurs certitudes. C’est la connaissance de soi qu’il faut viser avant tout. L’intérêt de cette classe, c’est justement que les enfants ne perdent jamais de vue ce qu’ils ont déjà appris et ce qu’ils ont encore à vivre. Ils ont une vue globale de leur enfance, Léo regarde Rémi et vice versa, en écoutant les petits, les grands peuvent être fiers de ce qu’ils ont déjà appris et les petits, en écoutant les grands, sont curieux de ce qui leur reste à découvrir.
- Ouais, tout ça c’est bien joli mais c’est de la parlotte. C’est pas en rigolant qu’on apprend à bosser, éructa Miossec.
- Mais monsieur Miossec, je n’ai jamais dit qu’on rigolait. J’ai dit qu’on travaillait avec plaisir, c’est tout à fait différent, répliqua-t-il sèchement.
- Ouais, ben moi je dis que c’est pas comme ça qu’ils apprendront grand chose. Dans mon temps, l’école c’était le coup de pied au cul et là ça rentrait.
- Peut-être, mais ça rentrait de travers et ça bouchait tout ce qui aurait pu servir à rendre intelligent. Et on voit ce que ça donne. »
Un terrible silence. Miossec fixa Pierre comme s’il cherchait à comprendre. L’assemblée suspendue.
« Les examens, enchaîna-t-il, le ventre de plus en plus noué, représentent d’un point de vue social le résultat du travail. Mais pour moi, c’est surtout la main mise de l’adulte sur l’enfant, juste un moyen de le dominer au lieu de lui offrir la liberté d’apprendre. L’essentiel est ailleurs. Je veux que les enfants apprennent pour eux, pas pour être notés. Qu’ils apprennent pour grandir, pour échanger, pour progresser. Ce que ça rapporte du point de vue social est secondaire. Ils ne sont pas là pour apprendre un métier mais simplement le bonheur d’apprendre et de faire partie de l’espèce humaine, c’est à dire la seule espèce qui apprend ce dont elle n’a pas besoin pour survivre. C’est pour ça que j’essaie de leur offrir le maximum d’expériences. Ca les aidera à trouver leur voie.
- Oh, alors là ! lança Miossec, pour Olivier, c’est tout trouvé. Il reprendra la ferme et puis c’est tout.
- Je ne suis évidemment pas contre monsieur Miossec mais ce qui est important, c’est qu’Olivier ne se décide pas avant d’avoir vécu bien d’autres expériences, afin d’être certain de ne pas se tromper.
- Oh, mais je ne lui demande pas son avis ! s’énerva le colosse. La ferme, je la tiens de mon père qui la tenait de son père, alors il n’est pas question de laisser partir le gosse. Il faudra bien qu’il y passe ! » affirma l’énergumène de plus en plus agressif.
Il comprit à cet instant les problèmes de David et se demanda comment Olivier pouvait aussi bien s’en sortir avec quelqu’un d’aussi autoritaire et borné.
« Monsieur Miossec, je voudrais vous citer une phrase d’un philosophe, Khahil Gibran, qui s’adressait aux parents : Vos enfants ne sont pas enfants. Ils sont les fils et les filles de l’appel de la vie à elle-même. Ne tentez pas de les faire comme vous car la vie ne va pas en arrière. Voilà, il disait bien d’autres choses encore mais je pense que ça suffira. »
Au ton ironique succéda un silence pesant. Les regards s’adressèrent furtivement à Miossec, tous les parents sous son emprise attendant l’explosion.
Ce fut pourtant le père de Léo qui prit la parole.
« Monsieur Cobane, comment concevez-vous l’éducation à partir de cette citation ? »
Le ton était très aimable. Une note de curiosité le rendait même chaleureux. Il saisit l’occasion.
« Pour ce qui est de mon rôle, je m’efforce d’éveiller une conscience encore ignorante d’elle-même et de ses possibilités. Pour moi, chaque vie se présente comme une ligne qui se dessine un peu chaque jour. La ligne n’est pas toute faite. Rien n’est écrit à l’avance. L’enseignement et l’éducation aident à la formation de ce tracé. Mais quand je dis qu’il faut aider l’enfant ça ne veut pas dire qu’il faut le diriger. Nous, les adultes, sommes plutôt des révélateurs. Nous montrons sans porter de jugements excessifs. Bien sûr, il y a des interventions obligatoires, des barrières à établir, mais l’enfant ne les refusera pas s’il en comprend le sens. Je n’ai aucun mal à me faire obéir en classe tant que je justifie mes demandes. Il n’y a rien qu’un enfant ne puisse un jour comprendre. Il n’y a que des adultes qui sont incapables d’expliquer clairement. La partie essentielle dans la classe, c’est le dialogue. Notre rôle en tant qu’adulte est d’aider l’enfant à trouver sa voie et son bonheur.
- Ouais, ben moi, je ne suis pas d’accord. Si on les laisse tout choisir, ils font tout de travers ! »
Miossec s’était levé et tout en parlant frappa la table de sa casquette.
« Moi, je vous dis, Olivier, il prendra la ferme et pour tout le monde ici, c’est pareil. La terre, elle doit rester chez nous. C’est pour ça que les gosses viennent à l’école. Il faut quand même qu’ils sachent lire, écrire et compter. Avec tous les papiers qu’on doit remplir, ça c’est utile. Mais pour le reste, ça ne sert à rien. Ca pourrit la tête. Après, les merdeux courent dans tous les sens. Ils savent plus quoi décider. Ca vagabonde partout, ça veut tout faire et ça fait rien de bon. Et puis quand ils se sont cassé la gueule, ils reviennent chez papa maman en pleurnichant qu’ils n’ont plus de sous. »
Le colosse exultait.
Stupéfaction et dégoût.
Il essaya de rester calme mais ses mains tremblaient de colère. Les parents ne réagissaient pas. Miossec parlait en leur nom et ils se taisaient. Cette lâcheté le répugnait autant que l’effrayante absurdité de l’énergumène.
Seul le père de Léo osa prendre de nouveau la parole.
« Monsieur Miossec, pour ma femme et moi, il désigna sa compagne avec un geste plein de douceur, c’est pas comme vous dites. C’est vrai que Léo, on n’aimerait pas qu’il fasse n’importe quoi mais je ne pense pas qu’en l’obligeant à reprendre la ferme, on lui assurerait à coup sûr son bonheur.
- Mais le bonheur, on s’en fout, coupa Miossec ! Il faut qu’il gagne des sous et c’est tout. Je ne veux pas d’un chômeur chez moi !
- Monsieur Miossec, si vous le permettez j’aimerais entendre l’avis des autres parents.
- Mais ils pensent tous comme moi ! rugit l’excité. Ils savent tous que j’ai raison.
- Alors si j’ai bien compris, vous voulez simplement que j’apprenne la lecture et le calcul à Olivier et à David.
- Oh ! avec Olivier tu arriveras à quelque chose mais avec l’autre faut pas y compter. Tout le monde sait que celui-là, il vaut rien. Toujours à se cacher dans un coin pour pleurnicher. Tu lui apprendras rien même avec des coups de pied au cul ! »
Cette fois, il explosa.
« Il faudrait peut-être faire la différence entre vos vaches et vos enfants. Ca ne s’élève pas de la même façon mais je ne sais pas si vous êtes en mesure de comprendre ça ! jeta-t-il à la face rougeaude. Et je crois qu’il est temps de clore cette réunion avant qu’il ne soit trop tard.
-Oui, c’est ça, assez déconné. On peut encore aller boire un coup chez Josette », brailla le paysan.
Le troupeau apeuré des parents sortit précipitamment derrière Miossec qui continuait à cracher son venin.
« Des conneries tout ça ! »
Les parents de Léo s’approchèrent de Pierre, debout derrière le bureau.
« Faites pas attention à tout ça monsieur Cobane. Nous, on est très content que vous soyez là. Léo est très heureux et on voit bien qu’il apprend beaucoup de choses. A la maison, il n’y a plus moyen d’en placer une. Il parle tout le temps de l’école. C’est ça qui compte. Venez donc nous voir un soir, on sera mieux pour parler. Ca nous ferait plaisir.
-Merci, c’est gentil, répondit-il en essayant de retrouver son calme. Ce qui m’énerve le plus je crois, c’est pas tellement ce Miossec que l’attitude des autres parents qui ne réagissent pas alors qu’il parle en leur nom. C’est incroyable !
-Vous avez beaucoup de choses à apprendre sur l’histoire de ce pays monsieur Cobane. On en parlera à la maison. Vous y verrez plus clair après.
-Merci, ce sera avec plaisir.
-Bonsoir alors et surtout ne changez rien à votre façon de travailler.
-Comptez sur moi. Bonsoir »
Ces dernières paroles apaisèrent un peu sa colère. S’il avait espéré, un temps, convaincre les parents de David de l’emmener chez un orthophoniste, il savait désormais que c’était totalement exclu et qu’il devrait se débrouiller.
Il eut beaucoup de mal à trouver le sommeil, se torturant l’esprit pour savoir si lui s’était montré indélicat ou si la bêtise de Miossec était réellement phénoménale.
Le cannabis calma ses angoisses.

Le lendemain, il essaya de faire oublier à David les images de ce père qui lui dévorait l’esprit. L’après- midi, il emmena toute la classe gambader dans la nature.
Depuis le début de l’année, ils avaient étendu leur territoire, dépassant les champs déjà connus, les ruisseaux déjà traversés, les sous-bois déjà visités. Rémi aimait répéter une citation Navajo affichée dans la classe : « Il y avait tant et tant d’espace ! Nous sommes devenus nomades.
-Hugh ! » lui répondait immanquablement Léo et ils partaient tous dans des cavalcades endiablées, menées de façon autoritaire et anarchique par Morgane juchée sur les épaules de Pierre. Ce n’était alors que rires et cris de joie lancés à tue-tête, jusqu’à l’effondrement des troupes épuisées.
C’est après une de ces courses qu’ils se retrouvèrent allongés dans l’herbe grasse d’un champ, les yeux rivés aux nuages.
« Dis Pierre, est-ce qu’on peut tenir debout sur un nuage ? demanda Léo.
- Oui, bien sûr, répondit-il immédiatement, devançant la réaction moqueuse des grands. Moi, tu vois un jour, quand j’étais petit, je m’étais allongé dans un champ et puis j’avais observé les nuages, longtemps, très longtemps, sans bouger. Ils passaient lentement au-dessus de moi. Certains me faisaient des clins d’œil. Et puis, il y en a eu un qui s’est arrêté. Juste au-dessus de moi. Il était encore plus beau que tous les autres, plus blanc et plus épais. Je l’ai bien regardé, très fort et puis soudain j’ai senti que je m’envolais et je me suis retrouvé sur le nuage. Au début, j’ai eu peur et j’avais du mal à y croire. Je me suis vite recroquevillé dans un petit creux, j’avais peur de retomber mais finalement c’était solide. Alors j’ai rampé jusqu’à l’avant et on est parti vers l’horizon.
- Ch’est quoi l’horijon ? demanda Morgane de sa petite voix aiguë.
- L’horizon, c’est la ligne qu’on voit là-bas, au loin, le plus loin possible, là où sont les dernières forêts, les dernières collines ou autre chose, ça dépend du paysage. On ne peut jamais l’atteindre parce que toi, quand tu avances, lui il recule. Et tu découvres toujours un nouvel horizon. C’est pour ça que les nuages ne s’arrêtent jamais. L’horizon les appelle toujours plus loin.
- Mais il ne sait pas parler l’horizon ! dit Fabrice étonné.
- Si, mais il appelle en ondulant les arbres ou la mer ou en dressant des montagnes enneigées. Il appelle en montrant des belles choses, c’est le langage de la nature.
- Ah ! oui, d’accord, acquiesça Fabrice, satisfait de la réponse.
- Alors moi, sur mon nuage, je suis parti vers d’autres paysages. A un moment devant moi, le ciel et la terre se sont confondus dans le même bleu. J’ai compris que j’arrivais au-dessus de la mer. Il y avait comme des moutons qui couraient à sa surface. C’était les vagues. La longue plage toute blonde ressemblait à un terrain d’atterrissage. On est parti vers le large. Lentement, la terre a disparu, je n’osais plus me retourner. Tout ce vide autour de moi, j’ai eu un peu peur et en même temps je sentais bizarrement que je ne risquais rien. Le soleil brûlait fort alors je me suis caché dans le nuage. La fraîcheur de son ventre, c’était bon. Comme des draps frais. Quand j’avais faim, je prenais des petits bouts de nuage. C’est comme de la barbe à papa. Ca fond dans la bouche. »
Léo et Morgane écoutaient, fascinés. David s’était collé contre Pierre. Les grands, silencieux, rêvaient aussi et n’auraient pour rien au monde insinué que l’histoire était fausse. Ils aimaient cette voix qui les faisait frissonner de plaisir, comme si elle se glissait en eux et chatouillait doucement leur ventre, leur cou, leurs oreilles, leurs joues, tous ces petits endroits qui deviennent tout chauds quand vraiment on est heureux…Ce maître, c’était comme un rêve qui leur parlait ou tous les rêves réunis ou toutes les joies qu’ils n’osaient jamais dévoiler et tous les plaisirs qu’ils imaginaient et qui restaient enfermés dans des prisons toutes noires « parce qu’il ne faut pas dire n’importe quoi. »
« Et puis un matin, j’ai vu à nouveau une ligne blonde. On s’est rapproché lentement. On était plus bas. Le nuage avait grossi pendant le voyage. C’est la mer qui l’avait nourri. Quand le soleil chauffe la mer, ça fait monter des toutes petites gouttes minuscules. C’est la vapeur et ça fait grossir le nuage. Ça lui fait du bien. Alors on a survolé une plage mais ce n’était pas comme chez nous. Le sable était plus brillant et de chaque côté, la plage disparaissait à l’horizon. On a continué au-dessus de la terre mais en fait c’était toujours du sable. J’ai compris alors que c’était le désert. Il faisait très, très chaud. Autour de moi, des nuages disparaissaient. Je les voyais monter, monter de plus en plus haut et diminuer, diminuer et à la fin il ne restait plus que leur souvenir. Mon nuage, heureusement était plus solide. C’était un voyageur endurci et expérimenté. Il était passé par tous les coins du monde. Il savait s’économiser. Il ne paniquait pas. C’est parce qu’ils avaient trop peur que certains petits jeunes s’évanouissaient. Ils ne savaient pas se contrôler et en plus ils n’écoutaient pas les conseils des anciens. A la fin d’une longue après-midi, notre troupe ne comptait plus qu’une dizaine de nuages. Celui que je chevauchais avait été élu guide. Moi, je passais de plus en plus de temps dans son ventre. J’avais enlevé mes habits. C’était mieux comme ça, tout nu. C’était plus frais. Des petits courants d’air me frôlaient parfois, comme des baisers mouillés. Je les aimais bien. Quand la nuit est arrivée, je me suis rhabillé parce que les vêtements ça sert surtout à avoir chaud et je me suis enveloppé dans les couvertures nuageuses. Comme je n’arrivais pas à m’endormir, je suis remonté à la surface. Oh ! je m’en souviens bien. La lune était juste au-dessus de moi. Blanche comme du marbre. C’était l’œil de la nuit. Elle veillait sur la tranquillité du monde et elle éclairait notre route. La lune, c’est l’amoureuse de la nuit. Elles se câlinent toutes les deux, elles s’aiment pendant des heures. Elles se moquent bien du soleil qui les dérange tout le temps et qui se croit le plus fort. Elles savent, à chaque fois, qu’il suffit de patienter. Il y avait des étoiles aussi, venues de loin parce qu’elles aiment le calme de la nuit. Et puis, quand il y a de l’amour quelque part, ça ne peut attirer que de l’amour. Sur la terre, les couleurs avaient changé. Les dunes étaient toutes bleues. On aurait dit la mer. Je me prenais pour un capitaine de bateau qui vogue tranquillement au-dessus des grands fonds. A un moment, j’ai vu briller quelque chose dans un creux. On s’est rapproché lentement. La lueur persistait. C’était un feu. Des hommes se réchauffaient, là dans le désert. Et cette lumière, toute petite, dans ce grand silence, c’était beau. Je les devinais accrochés à leur petite chaleur et je n’ai pas osé les appeler. Ils devaient aimer si fort leur solitude, comme un privilège.
-C’est quoi un privilège ? demanda Olivier qui ne perdait pas un mot.
-Le privilège, c’est quand tu as quelque chose que les autres n’ont pas. Le plus beau privilège c’est celui que tu as réussi à gagner tout seul. Celui qui est obtenu sans effort, sans mérite n’a aucune valeur. Eux, ils étaient près de leur feu, avec toute la nuit et le désert pour les cacher. Ils avaient sûrement marché longtemps pour arriver là. Le soleil brûlant, la soif permanente, les jambes lourdes, la peau desséchée, leur donnaient mille raisons d’aimer cette nuit, si calme. Ils pouvaient s’écouter, s’aimer, sans être dérangés. Ils pouvaient ressentir toute la vie qui rayonnait en eux. C’est pour ça qu’ils avaient un privilège. Et je devais le respecter. Après, le matin est venu. J’ai vu que le soleil arrivait quand la terre s’est auréolée, là-bas, au loin. C’était beau mais j’étais un peu triste parce que la première lumière m’avait échappé. Et pourtant j’avais attendu, mais nous les hommes ça nous échappe. La lumière quand elle est trop petite, on n’y voit pas assez et quand elle est trop forte, ça nous aveugle. C’est pour ça que j’étais un peu triste. Je ne savais pas me détacher assez de moi pour sentir la terre. Il y avait quelque chose qui m’empêchait de saisir la force de la vie. J’ai pensé à ce moment là aux milliards d’animaux qui sentaient gonfler dans tout leur corps la même puissance et la même joie. Et moi, j’avais envie de pleurer tellement c’était beau mais je réfléchissais encore trop. J’aurais voulu hurler comme un loup ou planer comme un rapace ou sauter avec les dauphins mais je n’arrivais à rien parce que j’étais simplement un homme ! Mais quand même, quelques secondes, j’ai senti mon sang qui bouillait sous le feu de la vie. Je n’oublierai jamais cet instant. J’ai voyagé comme ça pendant longtemps, très longtemps, mais ce n’était pas le même temps qu’ici. Ce ne sont pas des heures qui s’accumulaient mais des émotions, des sensations, des parfums, des frissons de bonheur. J’ai survolé des montagnes gigantesques, des fleuves interminables, des jungles impénétrables et puis des villes aussi, qui me semblaient bien plus invivables que tout le reste et d’où montaient des odeurs de malheur, de jalousie, d’indifférence et de haine. Un matin, j’ai reconnu le champ d’où j’étais parti et j’ai eu envie de redescendre. Je voulais devenir instituteur. Ma décision était prise. J’avais tant appris là-haut. Il fallait que ça serve. Je voulais dire que partout sur la terre, ici, à travers les autres et surtout en vous, il y a mille formes de bonheur. Je voulais vous dire que rien ni personne ne doit vous empêcher de trouver le vôtre. Moi, mon bonheur, c’est de vous aider. »

C’est sur le chemin du retour qu’il eut l’envie de partir avec eux. Son fourgon pouvait les transporter. Monsieur Calvez, le maire du village n’écouterait sûrement que sa gentillesse et fournirait l’argent nécessaire. Oui, c’était ça, il fallait partir !
Heureux de cette décision, il prit la main de David qui marchait à ses côtés. La tête blonde se leva et brilla d’un immense sourire.


« Ah non, ils connaissent peut-être leur terre, celle qui leur rapporte, mais ne me dîtes pas qu’ils connaissent La Terre ! »
Les parents de Léo, Nadine et François, l’avaient reçu avec un excellent repas et une sincère amabilité.
Nadine adorait cuisiner et il avait fait honneur à ses plats. L’ambiance chaleureuse, la concordance de leurs points de vue sur de nombreux sujets les avaient rapidement rapprochés. Confortablement installés dans un fauteuil du salon, ils dégustaient une tisane digestive.
« Pour les enfants, c’est la même chose, continua-t-il. Ils savent quand on doit semer le blé ou faire l’ensilage mais ne leur demandez pas de reconnaître un oiseau ni même un arbre ou d’expliquer leurs rôles dans la nature. Les chaînes alimentaires, ils n’en connaissent rien. Et pourtant c’est essentiel. C’est ça que je veux leur apprendre. Comme ça quand ils seront adultes, ils ne balanceront pas leurs engrais à cent mètres d’une mare ! Pour moi, ceux qui font ça, ils ne connaissent pas la terre. Ils savent juste l’exploiter. Sur ce point en classe, je suis extrêmement sévère. Si un enfant détruit quelque chose, gratuitement, pour se défouler, il a droit à une bonne leçon de morale. Certains enfants, il faut les forcer à respecter la nature parce que l’exemple de leurs parents est tellement ancré en eux qu’ils ne se gênent pas pour détruire à leur tour. D’ailleurs, quand je dis forcer, la plupart du temps, ce n’est même pas la peine. Ils ont tellement de plaisir à apprendre qu’ils en redemandent. Celui qui détruit agit contre nature. Chez les enfants, la nature n’est jamais très loin. Il suffit de gratter la couche d’ignorance qui vient de leur famille. L’innocence des enfants, moi ça me fait rire. C’est nous, les adultes, qui les formons. Innocents ou coupables. Dès leur premier jour, ils perdent leur virginité ! Ils ne sont déjà plus eux mais ce que leurs parents veulent en faire. Certains sont même atteints avant leur naissance : le tabac, l’alcool, l’angoisse, la dépression, les médicaments, l’absence d’amour, tout ça passe dans le sang ! Et dans l’esprit, ce qui est bien pire encore ! C’est la nourriture spirituelle !! Bonne ou dégueulasse.
- Plutôt angoissant, conclut François.
- Elever un enfant n’a rien de facile, reprit-il. Ceux qui refusent de se l’avouer sont tranquilles pour un certain temps mais attention au retour de flamme. L’adolescence ne fait pas de cadeau. Et puis tout dépend aussi pourquoi on est angoissé. Pour eux ou pour nous. Regardez Miossec. Il ne s’intéresse à Olivier que pour l’avenir de sa ferme. Ca, c’est le genre de comportement que je ne peux pas admettre. Il faudrait toujours garder à l’esprit la phrase de Khalil Gibran.
- Ah oui ! la vie ne va pas en arrière, reprit François.
- Saint-Exupéry disait aussi « qu’il ne faut pas tuer l’homme dans les petits d’hommes ni les transformer en fourmis pour la vie de la fourmilière. » C’est ça le plus important. Il ne faut pas tuer l’homme. Mais le plus difficile, c’est d’abord de saisir ce qui fait l’homme. Pour moi le plus simple, c’est de trouver et d’éliminer tout ce qui est son contraire. Miossec par exemple.
- Ah ! celui-là, tu lui en veux.
- Oh oui ! et plus que ça encore. Il représente vraiment tout ce que je déteste : la suffisance, l’arrogance, la vulgarité et la bêtise.
- Et tu ne sais pas tout, ajouta Nadine, il y a la malhonnêteté et l’arrivisme aussi. Ici, dans le pays, il tient tout le monde. Un sacré paquet de terres lui appartient. Il dispose de tout le matériel agricole et il le loue. Il ne se gêne pas sur les prix. Il sait que ça reviendrait encore plus cher d’aller le louer à Plémet. Miossec ici, c’est comme une coopérative à lui tout seul. Aux prochaines municipales, il a décidé de se présenter et c’est bien possible qu’il soit élu. Mais alors là, ça sera encore pire. Plus rien ne lui échappera. Il a persuadé tout le monde qu’il est un bienfaiteur. Il s’est débrouillé pour que certaines fermes lui confient leur comptabilité. Il dit qu’il connaît des combines pour ramasser plus et donner moins. Les vieux, un peu perdus avec tous les comptes qu’on nous demande, ils lui font confiance. Pour nous ça va, on ne craint rien. On a le tracteur, vingt vaches, la basse-cour et la terre vient de mon père. C’est bien assez pour nous. Alors Miossec, il ne peut rien contre nous. Mais pour toi Pierre, c’est plutôt mal parti parce qu’avec Miossec sur le dos tous les parents te fuiront. Ils n’oseront jamais le contredire même pour leurs enfants.
- C’est incroyable qu’ils aient aussi peur.
- Oh ! il n’y a pas que la peur, répliqua François. Tout le monde l’admire aussi. C’est lui qui a creusé pendant des mois, à l’endroit du petit étang, Avant, il n’y avait pas d’eau. C’était une dépression, pas très profonde. Il a obstrué tous les effondrements, il a creusé le fond, il a consolidé les bords, il a déblayé de la terre et des cailloux toute une année. Les gens du village et même de plus loin venaient le voir le dimanche. Et lui, il creusait, tout seul. Il voulait que ce soit son affaire. Quand ça a été prêt, il a creusé une tranchée jusqu’au ruisseau du bois, pour faire venir l’eau. Comme son frère tient une pisciculture à Loudéac, ils ont mis de la truite et ils organisent des parties de pêche. Et c’est pas gratuit. Et ça cause et ça boit et évidemment la buvette appartient à Miossec. Et ça fait même venir des touristes. Tout le monde l’admire maintenant. Il a sué, il a creusé, il a travaillé pour le bien du village. Miossec est un homme courageux et un bienfaiteur. Voilà ce que dit tout le pays. Tu sais, ça fait plaisir à tout le monde ici d’avoir un homme comme ça, un vrai chef. C’est la mentalité du coin. D’ici que quelqu’un aille raconter qu’il a des pouvoirs un peu surnaturels, ça plairait à tout le monde. On pourrait l’admirer et le craindre encore plus.
- Et puis, enchaîna Nadine, quand il clame haut et fort que les agriculteurs sont des hommes parce qu’ils font un dur métier, tout le monde applaudit. C’est leur fierté ça. Nos parents, ils ont bossé dur alors nous ça sera pareil. Voilà ce qui se dit par ici. Je sais bien que tous les jeunes agriculteurs ne pensent pas comme ça mais ici, Miossec impose son point de vue. C’est un sacré parleur.
- Il faut l’entendre chez Josette, reprit François. « La terre ! -il se mit à gesticuler dans tous les sens, balançant les bras avec autorité, occupant tout l’espace comme l’aurait fait le colosse-, la terre elle ne fait pas de cadeau ! On crèvera dessus. Nous, on est des costauds. Bon sang c’est ça la vie. C’est pas de la rigolade. Si le monde se crevait le cul comme nous, il y aurait moins de conneries. Moi je vous dis, on est bien les seuls à savoir bosser ! » Et là-dessus, il paie la tournée générale. Pourquoi veux-tu que des gens aillent s’opposer à ce phénomène ? Il lèverait une armée s’il en avait besoin ! Alors tu comprends que pour toi, ça ne va pas être facile. »
Il ne reprit pas cette dernière remarque. Il pensa à la tristesse pesante qui hantait les yeux de David, à ce visage si troublant dans la solitude de son désespoir et qui riait pourtant, quelquefois, quand des méandres de son abattement remontaient des bouffées de joie.


Quelques jours plus tard, il décida de rendre visite au directeur de l’école primaire de Plémet. Il espérait réunir sur les deux communes suffisamment de fonds pour acheter du matériel d’escalade. François et Nadine lui avaient parlé de ce directeur. Il les avait déjà abordés dans un commerce. Il savait que le couple avait un petit garçon. Il avait essayé de le récupérer pour accroître ses effectifs. « Votre école va fermer, autant mettre tout de suite votre gosse à Plémet. » Ça avait l’avantage d’être clair !
« Il s’appelle Brohou. Il fume comme un pompier. Il pue le tabac et son après-rasage ne cache pas les relents de vinasse. Je ne veux pas que Léo se retrouve avec ce type-là. Il me répugne. La fumée de cigarette lui mange les yeux. Ca lui donne un air sournois. Et puis, quand il parle, il bave ses mots. Au début, je ne comprenais rien. Il ne lit sûrement pas des belles histoires aux enfants. J’ai vraiment peur pour l’année prochaine.»
Une crispation.
« Je verrai bien, ça vaut la peine d’essayer. Moi je m’occuperai de l’encadrement. Avec mes diplômes, l’inspecteur acceptera peut-être. »

Le directeur logeait dans l’école. Le visage défait de l’homme qui ouvrit la porte était mangé par une barbe naissante. Les yeux glauques semblaient incapables de repousser totalement les paupières lourdes et gonflées.
« Bonjour, excusez-moi de vous déranger, vous êtes bien monsieur Brohou.
- Ouais, c’est pour quoi ? marmonna l’individu.
- Je m’appelle Pierre Cobane. Je suis le nouvel instit de Coëtlogon.
- Ah ! c’est vous, Miossec m’en a parlé. »
Un coup de poing. L’expression et le ton employé ne laissaient aucun doute sur le jugement de Miossec et sur l’adhésion évidente du directeur. Il enchaîna aussitôt, s’interdisant de s’enfuir.
« J’aurais voulu vous entretenir d’un projet qui me tient à cœur. Pouvez-vous m’accorder quelques minutes ?
- Ouais, bon entrez, on va bien voir, mais vite fait. »
Les mots s’échappaient de cet antre fétide comme du dégueuli d’ivrogne.
Il pensa que Nadine n’avait rien exagéré.
Un enfant pleurait à l’étage. Sur les marches de l’escalier, un chausson éclaté qui semblait avoir perdu son compagnon de misère, reposait avec une culotte usagée. Il détourna les yeux. Brohou le devançant, entra dans la cuisine. Une odeur de sauce brûlée et de poubelle encombrée. La vaisselle abandonnée dans l’évier. Les placards entrouverts bavaient des paquets entamés. Entre deux doigts, il enleva d’une chaise une couche usagée et la posa au sol. Là-haut, l’enfant hurlait de plus belle.
« Monique, fous-lui une taloche et viens servir à boire ! » gueula Brohou.
Des bruits de pas précipités dans l’escalier. Une femme, le visage aux abois.
« Bonjour monsieur,» murmura-t-elle.
Deux verres sortis d’un placard. Une bouteille de rouge. Brohou qui se racle la gorge et renifle. Les yeux avides sur le liquide.
La femme qui se sauve vers les cris de l’enfant.
Il n’avait pas eu le temps de dire qu’il ne buvait que de l’eau que l’ivrogne avait déjà vidé son verre. Cette gnôle infâme ranima l’individu affalé sur la chaise et lui donna la force de se servir une deuxième rasade.
« Ça explique son nez, ça crache le vin de partout. J’espère qu’il ne va pas se moucher. »
Il regretta cette pensée qui lui donna un haut-le-cœur.
« Bon voilà, commença-t-il, j’ai une qualification CEMEA en escalade.
- C’est quoi ce truc ? coupa l’énergumène.
- Les centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active.
- C’est un truc de gauchiste ?
- Je ne sais pas. »
Le dos des mains incroyablement poilu. La bordure crasseuse des ongles rognés. Il ne savait plus où regarder pour alléger sa nausée.
« Enfin, vu les possibilités de la région, j’ai pensé qu’il serait intéressant d’initier les enfants à l’escalade. Je voulais vous demander s’il serait possible de réunir des fonds sur les deux municipalités et de faire des achats de matériel en commun.
- Bon, stop, coupa Brohou, ça ne m’intéresse pas. C’est juste bon à faire des emmerdements avec les parents. Et puis je me crève déjà assez pour faire entrer quelque chose dans le crâne de leurs merdeux. J’ai mal aux pieds à force de leur botter le cul. Alors, je vais pas aller faire le singe sur des cailloux de merde. Et puis le fric, ici, y’en a déjà pas assez pour les classes. La fête de l’école, ça sert à payer des livres et c’est bien assez pour tous ces petits cons qu’arrivent même pas à les lire ! »
Il ne réussit pas à répondre.
« Bon, on n’a plus rien à se dire et il faut que j’aille faire les courses. »

Il se retrouva dans le fourgon avant d’avoir réalisé. Il se ressaisit en entendant la porte de l’école. Brohou sortait en portant un panier de bouteilles vides.
« En effet, il va faire ses courses. »
Il reprit la route.
Il apprit plus tard, par un parent d’élève de Plémet rencontré au marché, que cette fête de l’école se finissait toujours par une infecte beuverie. Brohou en vedette. L’inspecteur de circonscription en invité d’honneur.
Bernadette lui raconta qu’une famille, nouvellement installée l’an passé, avait voulu porter plainte contre Brohou. Il avait donné un tel coup de pied aux fesses de leur garçon que le coccyx avait été déplacé.
L’inspecteur était intervenu et avait convaincu les parents de ne pas aller en justice en assurant qu’il s’occuperait personnellement du directeur. Les parents s’étaient laissés manipulés. Quand ils s’étaient aperçus qu’ils avaient été trompés, c’était trop tard.









Thierry
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